RETARD À L’ALLUMAGE : LES PÉNURIES DE MAIN-D’ŒUVRE ENTRAVENT LA REPRISE DURABLE DU TOURISME

Le tourisme est confronté à des pénuries de main-d’œuvre.

C’est l’un des secteurs qui ont le plus souffert de la pandémie de COVID-19. Le tourisme international a chuté de 73 % en 2020, enregistrant plus d’un milliard de voyages en moins.

Aujourd’hui, après avoir reporté leurs projets de voyage pendant plusieurs années, de nombreux vacanciers de l’hémisphère Nord plient bagage. Au cours de la première semaine de juillet, le transport aérien en Europe s’est ainsi établi à 87 % des niveaux de 2019.

Toutefois, rien n’est gagné pour le tourisme  : les problèmes surgissant dans un domaine peuvent générer des répercussions en cascade, notamment en matière de main-d’œuvre. Le secteur est en effet constitué d’un réseau d’activités interconnectées, avec le transport, l’hébergement, les services de restauration, les loisirs et divertissements et les services de voyage.

Les turbulences du secteur des voyages

La pandémie de COVID-19 ayant entraîné une chute de 60 % du transport de passagers à l’échelle mondiale, les passagers-kilomètres payants (PKP) ont plongé de 90 % entre 2019 et 2020. De nombreux aéroports ont donc cherché à réduire considérablement leurs effectifs, et on estime que quelque 2.3 millions d’emplois ont disparu. Bon nombre des employés restants ont dû accepter une réduction de leur rémunération, soit directement, soit par le biais de dispositifs de maintien de l’emploi.

Si le modèle économique des compagnies aériennes à bas prix a permis à de nombreux individus de voyager plus fréquemment et plus loin, il est également à l’origine de conditions d’emploi et de contrats de travail moins avantageux.

Aujourd’hui, les effectifs restants ne permettent pas de faire face à la croissance actuelle, et les scènes de chaos se généralisent dans les aéroports du monde entier, les files d’attente s’éternisent et des milliers de vols sont retardés ou annulés. La pression exercée sur le personnel restant aggrave les conditions de travail et entraîne un mécontentement croissant des travailleurs. Des appels à la grève ont ainsi été lancés aux États-Unis, en Belgique et en Espagne. Ce phénomène est également observé dans le secteur ferroviaire, des grèves touchant d’ores et déjà le Royaume-Uni et la France.

À Londres, l’aéroport de Heathrow a limité le nombre de passagers à 100 000 par jour et demandé aux compagnies aériennes de ne plus vendre de billets d’avion pour cet été.

edition.cnn.com/2022/07/12/business/heathrow-airline-passengers/index.html

Si certaines compagnies tentent aujourd’hui de devenir plus attractives, la publicité négative qui entoure les conditions de travail des employés complique le remplacement des départs. De plus, une fois embauché, le personnel a besoin de temps pour se former et travailler de manière efficace. Or, avec le boom de la fréquentation de l’été, le temps est devenu une denrée précieuse qui fait défaut au secteur.

Les tribulations de l’hôtellerie-restauration

Selon les modèles économiques du Conseil mondial du tourisme et des voyages, 62 millions d’emplois auraient été perdus, ce qui équivaut à près d’un travailleur sur cinq. Le transport n’est cependant pas le seul secteur en difficulté. En Grèce, le secteur hôtelier cherche actuellement à pourvoir 55 000 postes pour faire face à la demande de cet été.

Si la pandémie a aggravé la situation, les pénuries de personnel ne sont pas un phénomène récent, et elles reflètent les problèmes structurels dont souffre le secteur depuis longtemps. Même si certains emplois bien rémunérés existent, les métiers du tourisme figurent souvent parmi les emplois les moins rémunérateurs. Dans certains pays, la rémunération perçue dans les hôtels et les restaurants peut être inférieure de 60 % à la rémunération moyenne dans l’ensemble de l’économie.

Les emplois du tourisme sont précaires : les travailleurs de l’hôtellerie et de la restauration ont plus d’une fois et demie plus de chances d’être employés à temps partiel, et près de la moitié d’entre eux travaillent moins de deux ans pour le même employeur.

Le tourisme étant à la traîne par rapport à d’autres secteurs pour ce qui est de l’adoption des nouvelles technologies de pointe, il ne propose pas non plus les emplois hautement qualifiés qui y sont associés.

De plus, les petites et moyennes entreprises (PME), qui font partie des entreprises les plus durement touchées par la pandémie, sont représentées de façon disproportionnée dans le secteur des voyages. En effet, pas moins de 85 % des entreprises du tourisme sont des MPME et, dans certains pays comme le Canada, ce pourcentage atteint 99 %.

Les programmes de relance des pouvoirs publics n’ont pas été équitables d’une région et d’un secteur à l’autre. La nature interconnectée de l’écosystème touristique complique la situation. Ainsi, un restaurant peut être resté ouvert mais avoir du mal à garder son personnel si les hôtels situés à proximité n’ont pas résisté à la crise et s’il y a moins de clients. 

Perspectives post-estivales

Certaines entreprises réalisent actuellement des progrès, malgré un marché du travail tendu. En avril 2022, les effectifs des compagnies aériennes américaines étaient presque revenus à leur niveau d’avant la pandémie (voir le graphique ci-dessous). Pourtant, il est possible de douter de la pérennité de tels progrès. Le secteur est en effet très saisonnier et, au vu de l’ensemble des facteurs à considérer, il n’est pas garanti que la situation se maintienne en 2023, surtout si les méthodes de recrutement ne tiennent pas compte des fluctuations persistantes de la demande auxquelles on peut s’attendre.

Effectifs totaux des compagnies aériennes américaines, par mois

Source : Bureau américain des statistiques sur les transports (BTS)

Bien que nous assistions actuellement à un fort rebond de l’activité touristique — à tel point que l’Airbus A380 fait son grand retour —, il existe des inégalités notables entre les régions. D’importantes restrictions en matière de déplacements sont toujours en vigueur, notamment dans la région Asie-Pacifique. La demande peut donc rester limitée dans les régions qui font partie des destinations favorites des voyageurs en provenance des pays ayant édicté des restrictions.

De plus, les incertitudes liées à d’éventuelles nouvelles vagues de contaminations et à nouvelles restrictions entraînent d’autres variations régionales au niveau de la reprise du tourisme. De même, les vols internationaux entre la Russie et le reste du monde ont été supprimés, ou bien leur itinéraire a été modifié. En 2021, le trafic aérien international à destination et en provenance de la Russie représentait 5.7 % du trafic européen total. Chypre, la Turquie, la Pologne et la Bulgarie étaient les pays qui accueillaient les plus fortes proportions de voyageurs en provenance de Russie et d’Ukraine parmi les passagers arrivant sur leur sol (soit entre 5 et 12 % de ces passagers).

Les consommateurs restent déterminés à faire leurs valises et à repartir en voyage. Pourtant, la hausse des prix de l’alimentation et de l’énergie, exacerbée par l’agression à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine, pèse sur les budgets de voyage des ménages, et il y a de fortes chances que cette crise liée au coût de la vie ait des répercussions sur la demande future.

S’il semble actuellement y avoir une forte appétence pour les voyages à l’étranger, de nombreux voyageurs prennent conscience de la nécessité de soutenir leur industrie locale. Cela fait suite à une tendance apparue au cours de la pandémie, beaucoup de vacanciers ayant alors passé leurs congés dans leur propre pays.

On assiste en outre à une prise de conscience croissante des conséquences environnementales du tourisme, et des voyageurs s’efforcent de pratiquer un tourisme plus durable, en réduisant notamment les distances qu’ils parcourent en avion. Le secteur est responsable de 5 à 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Des pressions découlent également de l’utilisation et de la dégradation des ressources naturelles, des paysages et de la biodiversité.

De plus en plus de touristes cherchent des solutions plus respectueuses de la planète, même si elles impliquent de payer plus cher. Selon la Banque européenne d’investissement, 37 % des Chinois, 22 % des Européens et 22 % des Américains affirment qu’ils éviteront de prendre l’avion en raison de préoccupations liées au changement climatique. Les destinations et le type de tourisme demandés auront des conséquences sur la main-d’œuvre nécessaire pour fournir les services correspondants.  

Le tourisme passe à l’action : tout le monde à bord !

Les entreprises du tourisme doivent rendre le secteur des voyages et du tourisme plus attractif pour les travailleurs. Nous disposons déjà d’exemples encourageants. Le groupe Accor a ainsi reconnu qu’un changement était nécessaire et lancé les programmes « Work your way » (Travaillez à votre façon) et « Same-day hire » (Embauché le jour même) dans la région du Pacifique, afin de procurer plus de flexibilité aux travailleurs et d’accélérer les processus de recrutement. En parallèle, l’Académie Accor offre des possibilités d’évolution de carrière aux membres du personnel.

Les pouvoirs publics aussi ont un rôle à jouer, et doivent travailler avec les entreprises du secteur pour résoudre les problèmes structurels. Il sera essentiel de veiller à ce que leurs programmes d’aide abordent le secteur dans sa globalité. Certains pays tentent déjà de le faire : le Programme canadien d’appui aux initiatives sectorielles finance ainsi des actions menées dans les secteurs du tourisme et de l’hôtellerie pour attirer et fidéliser une main-d’œuvre qualifiée, pour renforcer les capacités grâce à la formation et pour éliminer les obstacles pour les catégories de population sous-représentées. Au Portugal, le Centre d’innovation pour le tourisme souligne l’importance d’une amélioration de la qualité des services dans l’ensemble du secteur grâce à la formation intrasectorielle.

Un engagement commun en faveur d’un tourisme « régénérateur » et hors saison peut aider les économies locales à devenir écologiquement et économiquement durables. En ne se contentant pas de pourvoir les postes vacants aujourd’hui et en participant pleinement à la transition écologique et numérique, les entreprises pourront attirer les travailleurs vers des emplois de meilleure qualité et plus stables. Leurs efforts en la matière seront récompensés, puisqu’elles pourront ainsi répondre aux besoins immédiats de leurs clients, mais aussi contribuer à sauver nos vacances à long terme.


En savoir plus sur les travaux de l’OCDE sur le tourisme.

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Lamia Kamal-Chaoui est Directrice du Centre de l’OCDE pour l’entrepreneuriat, les PME, les régions et les villes depuis 2016.

En tant que membre-clé de l’équipe de la haute direction de l’OCDE, Mme Kamal-Chaoui assiste le Secrétaire général dans la mission de l’OCDE en faveur de « politiques meilleures pour des vies meilleures », ainsi que dans la contribution à d’autres agendas globaux tels que le G20 et le G7, l’Accord de Paris sur le climat et la mise en œuvre des Objectifs de développement durable des Nations Unies.

Soutenue par une équipe de plus de 160 collaborateurs, Mme Kamal-Chaoui dirige les travaux de l’Organisation visant à assurer que tous les individus, les territoires et les entreprises de toutes tailles puissent tirer parti des transitions vertes et numériques (voir la brochure du Centre et son blog pour plus d’informations). Cela comprend notamment les programmes sur les Politiques en faveur des PME et de l’entrepreneuriat; le Développement régional, urbain et rural; le Développement économique et création locale d’emplois (programme LEED); les Statistiques infranationales; l’Économie sociale et solidaire;  la Gouvernance pluri-niveaux, la décentralisation et les finances locales; le Tourisme et la Culture.

Avant sa nomination en tant que Directrice, Mme Kamal-Chaoui a occupé plusieurs postes de direction à l’OCDE. De 2012 à 2016, elle a été Conseillère principale auprès du Secrétaire général de l’OCDE. En cette qualité, elle a apporté son soutien au programme stratégique du Secrétaire général, et a supervisé l’Initiative de l’OCDE sur la croissance inclusivel’Alliance pour le partage des connaissances, l’élaboration du Global Deal et la mise en œuvre de la Stratégie de l’OCDE pour le développement. De 2003 à 2012, elle a dirigé le Programme des politiques urbaines au sein de la Direction de la Gouvernance publique et du Développement territorial. Auparavant, elle a exercé à la Direction des affaires financières et des entreprises. Avant de rejoindre l’OCDE, Mme Kamal-Chaoui a travaillé pour un Institut de recherche universitaire ainsi que pour différents médias.

Durant sa longue carrière à l’OCDE, Mme Kamal-Chaoui a initié plusieurs initiatives stratégiques impliquant différents acteurs, telles que la Table Ronde des maires et des ministresla Coalition des Maires champions pour la croissance inclusive, l’Initiative pour la Numérisation des PME et l’Initiative « Stand by Youth ». Elle a également produit, co-produit et supervisé plusieurs centaines de rapports et articles en lien avec les politiques publiques, et établi de nombreux partenariats stratégiques, entre autres, avec de grandes organisations philanthropiques (ex. Fondation Ford, Bloomberg Philanthropies, Fondation Rockefeller, Fondation MacArthur, Fondations Open Society), des associations mondiales non gouvernementales (ex. Forum européen de la jeunesse, Ashoka), des institutions multilatérales (ex. Banque mondiale, BIAD, BAD, BERD, Commission européenne) et d’autres organisations de premier plan (ex. Conseil pontifical du Vatican pour la justice et la paix, Club de Madrid). Elle a également développé de nombreuses collaborations avec le secteur privé, notamment des grandes entreprises (ex. Facebook, Amazon, Kakao, Microsoft, Vodafone) et des associations d’entreprises (ex. Chambre internationale de commerce (ICC), B4IG, SMEunited).

Mme Kamal-Chaoui a été membre de plusieurs Comités internationaux et Instances consultatives (ex. Conseil d’dministration ajoint du Forum économique mondial, Commission Lancet sur le COVID-19, C40 Women for Climate, Groupe d’Experts du Vatican pour la Mondialisation Inclusive, l’Exposition mondiale de Shanghai, Mayors Challenge des villes européennes lancé par Michael Bloomberg, Comité stratégique d’Anne Hidalgo, Maire de Paris). Elle a également enseigné au sein du Master « Governing the large metropolis » à Sciences Po Paris.

Mme Kamal-Chaoui a la double nationalité française et marocaine. Elle est titulaire d’un Master en macroéconomie de l’Université Paris-Dauphine et d’un Master en histoires, langues et civilisations étrangères de l’Université Paris-Diderot. Elle a récemment reçu le prix « Women of the Decade in Enterprise and Leadership » du Women's Economic Forum (WEF).